DANCING MOUNTAINS (VIKTOR)

Quartier sud, soleil couchant qui disparaît déjà derrière les hautes tours gravées de laideur. Je contemple le triste paysage en marchant, une cigarette au bec. Le fossé entre les habitants du sud et ma personne est immense. Ils me regardent, me dévisagent. Peut-être à cause des chaussures neuves, à cause du manteau impeccable.
Peut-être à cause de moi.
Moi, l’étranger à l’accent réchauffé et qui sue l’argent.
Je traîne alors ma carcasse jusqu’à un skatepark, quant à lui plein de couleurs qui ne vont pas ensemble et qui m’agressent un peu les yeux, c’est vrai. Je m’assieds là, sur un banc. Mes jambes se croisent, une mèche de cheveux tombe sur mon front et ma cigarette se fume toute seule au bout de mes doigts.
Il n’y a qu’une seule silhouette, là, qui fait rugir sa planche à roulettes en bondissant presque gaiement. Il fait des sortes d’acrobaties dont j’ignore les noms, semble parader, montrer l’étendue de ses talents comme un artiste de cirque.
Devant les prouesses sportives, un sourire accroché aux lèvres, je salue l’effort non sans ironie
- Impressionnant.

Stoppé net dans son élan, à cause de moi.
J’affiche une mine dépitée déçue, la mine de celui qui pense quoi, c’est déjà fini ? Mais moi je voulais en voir plus. Non, le rideau se ferme à la manière du soleil qui s’enfuit. J’imagine que c’est le moment où l’on se lève en applaudissant, standing ovation comme ils disent ici – l’accent en moins (ou en plus, ça dépend de quel côté on se trouve).
- Euh … Tu m’as fait peur.
Je hausse une épaule, affiche une grimace maladroite.
Le Giorgio Salvatici ne sait pas donner d’excuses parce qu’il n’a pas été élevé dans le pardon mais dans la domination de l’autre. Je me lève alors de mon trône de bois mangé par la mousse et m’approche du terrain de jeux du garçon.
- Je crois que tu devrais être un peu plus sur tes gardes et ne pas te laisser surprendre comme ça. On dirait bien qu’il n’y a pas que des gentils, dans le coin.
Jugement de valeur, peut-être.
Trop tard, c’est dit et ça ne sera pas repris.
Mon œil regarde son visage aux joues rougies par le froid.
J’essaie un sourire pour dire que moi je suis certainement un gentil.

- J’ai pas peur. Ils me font pas peur, eux.
Je marche alors sur le bord du gouffre, là où ils s’élancent tous pour ensuite prendre de la hauteur, élevés par les lois de la physique. Mes bras en croix, cherchant un équilibre vacillant, la cigarette fermement emprisonnée entre les lèvres.
- Qu’est-ce qui te fait peur, alors ? Rien, peut-être ?
Je demande alors, un rire en suspens, le ton de la moquerie dans ma voix.
J’aime à faire croire que rien ne m’effraie ni ne m’angoisse, que je suis capable de me dresser contre tout comme un puissant gladiateur, que je pourrais combattre des géants à mains nues. Hélas je ne suis rien de tout ça. Il y a bien des choses qui m’effraient, elles sont rares mais bien là, nichées sous mon toit ou dans mon ventre même.
- T’as une cigarette pour moi ?
Je me retourne alors vivement, regagnant la terre ferme. Je lui lance mon paquet.
- Tu m’en dois déjà une.
Il n’y a pas d’altruisme qui existe réellement.
Donnant-donnant.

- Non, j’ai peur de rien.
Mon rire éclate dans l’air froid, puissant et sonore, marque claire et compréhensible que ce garçon n’est absolument pas crédible.
Il s’assied sur sa planche à roulette et je commence à trouver une certaine utilité à cet objet. Je le rejoins alors, m’asseyant en tailleur devant lui, le scrutant avec une fausse candeur, mimant l’enfant curieux qui s’approcherait d’un animal avec toute l’innocence du monde.
- Je t’en dois une ? Ah bon ?
Je le regarde d’un air franchement désolé, haussant une épaule puis penchant ma tête, là sur le côté. Angle qui m’offre la vision de sa mâchoire parfaitement dessinée, gravée comme une statue.
- Considère cette cigarette comme un emprunt. Qu’il faudra rendre.
Je souris.
- Tu apprendras bien vite que tout se paie.
Les filles, la vie, les services donnés puis rendus jusqu’au soleil qui se lève.

Je baisse alors les yeux, vers ses deux genoux découverts au ciel. C’en est presque une copie conforme, d’ailleurs, avec toutes ces ecchymoses qui lui maculent la rotule. J’imagine que lorsqu’on passe sa vie sur quatre petites roues, on n’a plus le vertige, plus peur de la vitesse, de tomber et de se faire mal.
- Je crois que je t’ai jamais vu ici.
- Tu crois bien.
Je réponds immédiatement, l’œil illuminé parce qu’on s’intéresse à moi.
- J’suis pas du quartier. Encore moins du pays.
En disant cela, je hausse une épaule et j’achève d’expirer la fumée âcre, écrasant le mégot sur le sol. Un peu rageusement, à cause de cette foutue étincelle qui ne cesse de survivre aux frottements.
- Et toi, qu’est-ce que tu es ?

Déjà le ciel a vêtu sa parure de nuit. Encore un qui ne connaît pas la modestie, surtout quand on se permet de porter une robe noir avec les étoiles pour seuls bijoux.
- Ah ? T’es d’où ?
- Je viens d’Italie.
Je réponds simplement, sans prétention cette fois. C’est seulement un constat, un fait réel sur mon existence. Pas besoin de sortir les violons, ici, je suis face à un garçon, pas à une demoiselle aux longs cils à qui je voudrais faire semblant de tenir la main.
- Qu’est-ce que je suis ? C’est difficile. Enfin, non. Je suis pas grand-chose.
Je fronce un instant les sourcils. Il m’a perdu, là, avec ses bouts de phrases commencés, pas vraiment terminés, pour finir par un pas grand-chose dénué de saveurs.
- Bah alors ? Tu dois bien valoir ton pesant d’or, non ?
Je demande, un sourire sur le visage, comme pour l’encourager. Je me dis que pour rencontrer un être si esseulé dans un endroit si inhabituel pour moi, c’est qu’il va bien se passer quelque chose qui ne ressemble pas à l’ordinaire.

Il demande comment et pourquoi. Ça me fait sourire, un peu, car c’est toujours le même effet que l’on produit. Le mythe de l’homme exotique. Je crois que j’aime parler d’où je viens et je déteste à la fois. Ça ravive la flamme du souvenir, Dieu sait que celle-ci est particulièrement brûlante.
- Je pourrais te décrire cette place baignée de soleil, avec quelques arbres qui ne survivaient jamais aux étés, mourants asséchés à la fin de juillet. Je pourrais te parler de cette fille au teint hâlé qui ne mettait que du blanc, ne montrant jamais que ses bras et ses chevilles, le visage masqué par un immense chapeau. Je pourrais te parler des rires gras des pères, la main posée sur le ventre alors que les femmes s’affairent tout autour, elles aussi écrasées de chaleur et de vapeurs d’alcool.
Mon œil se perd dans le vague avant de se fixer sur le garçon.
- Mais ma venue ici, c’est secret.
Je glousse enfin.
Comment expliquer que ton géniteur est un homme aux mains tellement sales que de son vivant il a déjà un pied dans les Enfers ? Comment expliquer que ta main à toi a déjà tenu autre chose qu’une arme blanche pour menacer et même pas pour se défendre ?
- Qu’est-ce que tu filmes, alors ? Et t’écris quoi, sur internet ?
Je demande, finalement, soulagé que la conversation s’oriente de nouveau sur sa personne à lui, sentant bien que nous commencions à nous aventurer sur une pente on ne peut plus épineuse.

Ça oui, ça lui manque, au garçon inconnu. C’est vrai que cet ici plus vieux n’a rien à voir avec mon là-bas jaune et chaud. Il semble aussi que les gens à Killorick sont bien plus pétris de froid et de fatigue, sûrement parce qu’ils n’ont pas la possibilité de regarder le soleil droit dans ses rayons.
- Secret ? Oh. C’est intriguant.
Je me contente de sourire un peu. Pour lui laisser le doute et l’immensité de l’imagination. Il n’est pas venu le jour où je me livrerais à un inconnu sur l’atrocité des actes perpétués en Italie et tout ce que j’ai pu voir et faire.
Il me raconte alors ses films.
Ça me paraît à des années lumière de moi, ce qu’il fait. Mais c’est parce que lui est un jardin plein de poésie et de couleurs, mon jardin à moi est plein de fleurs fanées et écrasées. Qu’est-ce que tu veux faire avec ça ?
- On fait ce qu’on peut pour entretenir le souvenir, je crois. Alors tu n’es pas plus bizarre que quelqu’un d’autre. Seulement humain. Puis ça doit plaire aux filles.
Ma bouche se fend d’un sourire puis le sourire s’achève dans un rire.
Les filles aiment ça, les poètes.
Elles aiment bien moins qu’on les maltraite.