DISTANCE (ECHO)

La sensation ô combien familière du corps séparé de l’esprit. L’un titube et l’autre essaie tant bien que mal de rattraper ses maladresses. Je titube dans la ville et je suis sûr d’être perdu. Je ne connais pas ces rues, je ne connais pas ce ciel, je ne connais pas ces maisons. Il n’y a personne dans les rues, pas un connard pour m’indiquer le chemin.
Je m’arrête une minute. Une minute, c’est le temps qu’il me faut pour allumer cette putain de cigarette. D’abord parce qu’elle est à l’envers, ensuite parce que mon pouce n’arrête pas de glisser sur le briquet, enfin parce que mes cheveux tombent sans cesse sur mon visage et je ne discerne plus rien à travers ce rideau brun.
Je marmonne des jurons en italien.
Une minute, c’est le temps pour allumer ma cigarette.
C’est aussi le temps pour voir passer devant moi cette fille à la démarche rapide et assurée.
Mon œil s’illumine vivement, peut-être que mon cerveau retrouve une part de sa lucidité. Je souris à cette étoile filante qui traverse mon champ de vision.
La veste ocre que je porte, première fois que je la porte – déjà tâchée, ne me tient absolument pas chaud. Mon corps est parfois agité de lents frissons.
Je rattrape en courant l’être miraculeux.
Ma main enserre son poignet, pour la retourner vers moi, la freiner dans sa marche qui ressemble à une course contre la lune.
- Ciao bella, t’es perdue ?
Je demande alors.
C’est toi le perdu, Gino.
C’est toi qui as besoin qu’on t’indique le chemin.

Elle me regarde de ses grands yeux pleins de ciel. C’est qu’elle a un visage angélique, si angélique qu’on voudrait se plonger dedans. Peut-être que si je m’y plonge, ça sera suffisant pour arracher toute la noirceur qui colle à mon âme comme du goudron pas tout à fait sec, dans lequel on ne fait que patauger et dans lequel les oiseaux se noient. Sans doute qu’elle ne me laisserait jamais plonger dans son visage, elle me repousserait en criant.
- Non. Je rentre chez moi. Mais toi, t’as pas l’air bien.
Je serre brusquement les mâchoires, je les serre fort et la douleur se répercute dans la périphérie de mes traits.
J’ai toujours ma main autour de son poignet.
L’autre vient enlacer son cou, son cou plein de finesse. Ai-je déjà mentionné mon amour pour le cou des femmes ? Leur parfum, leur relief, leur couleur. Douce plaine pour y venir y loger le nez. Voilà ce que c’est.
- Pourquoi tu dis que j’ai pas l’air bien ?
Je demande brusquement, la poussant là, avec mes mains prison qui font d’elle la prisonnière et l’ombre de mon corps qui l’entraîne dans l’obscurité, loin de la lumière sale projetée par les lampadaires.
- Tu es qui pour juger de ces choses-là, hein ?
La dernière syllabe se marie avec mes articulations qui se serre sur ses articulations avec elle.
- Je vais très bien.
Je siffle alors entre mes dents.

Je me sens tout enflé de vanité et de colère, quelque chose qui alourdit mon souffle et lui donne des airs de danse macabre. Je suis un félin tapit dans les ombres qui vient d’attaquer sa proie en lui sectionnant les veines du cou, la mettant définitivement à terre. Je la traînerais alors dans ma tanière en mordant la peau de sa nuque.
- Giorgio …
Le prénom s’échappe de ses lèvres, il est suivi d’une plainte et d’un gémissement. Le gémissement précède la chute et la proie s’évanouit d’abord. C’est ma main qui la retient en premier lieu mais je la lâche et elle glisse là, contre le mur.
Je la regarde, échouée à mes pieds. Étrangement, mes mains tremblent et je sens à mon tour le pénible ressenti de la strangulation. On dirait comme une angoisse, qui m’aurait saisit à son tour au cou. La chaîne alimentaire, ni plus ni moins.
Je tremble parce qu’elle a soufflé mon prénom et que maintenant elle est inerte, là.
Je m’abaisse alors, accroupi, dans un équilibre précaire, une paume au sol pour essayer de garder un peu de ma dignité. Ma main s’approche de son épaule et je la secoue alors avec ferveur, pour la sortir de sa léthargie. Je le jure pourtant que je n’ai pas serré fort et si elle ne se réveille pas, si elle reste là, je crois que j’emporterais le corps à la mer avant de faire demi-tour et courir jusque mon antre dorée.