l'eau et le quai (lux)

l'eau est douce, froide, elle glisse lentement autour du quai, des pieds.
aura est là, seule, les yeux fermés, assise sur les planches abîmées.
elle rêve aux étoiles, au soleil, aux innombrables merveilles célestes.
un léger vent vient frapper ses cheveux, ses vêtements.
ils ondulent, et l'eau ondule.
c'est froid pour ses chevilles, à la dérive.
elle soulève ses paupières, laisse entrer la lumière.
elle cligne une fois,
et deux,
et trois.
tout est vert, tout est grand, tout est maigre et coloré.
les plantes verdâtres, les fleurs variées;
roses,
myosotis,
et quelques nénuphars, voguant comme des centaines de petits matelots.
si chaque jour était comme ça, aura s’enfuirait.
elle irait loin des gens, loin de la ville, au fond des bois.
mais tout est gris, tout est paumé.
elle pose son corps dans un trou crade, elle pose un rouge chimique sur ses douces lèvres.
tout est faux.
crac
elle tourne la tête, comme un hibou, elle se relève en sursaut.
tout près, au travers des buissons, elle voit un geste.
une mèche, un bout de peau, un bout de vie.
là, caché derrière l'arbre, on l'épie.
alors elle souffle, les dents tremblantes.
“ sors de là, j'te vois. ”
elle la voit.

un pas,
après l'autre,
tout doucement,
un pas,
et l'autre,
la laisser prendre de l'avance,
ne pas la coller de trop près,
observer sa silhouette,
le mouvement de ses hanches,
comme un balancier
silencieux
sensuel
à peine irrégulier,
s'en souvenir pour l'imiter,
plus tard,
dans le noir de la nuit,
quand personne absolument personne ne pourra me voir,
et retenir mon souffle quand elle s'arrête, quand elle se laisse choir,
poser la pointe du pied seulement,
la pointe,
au mauvais endroit,
crac.
rester invisible
immobile
animal à l'affut
prête à déguerpir
loin surtout, très loin
les pieds nus sur le sol humide.
elle se retourne, la sirène aux lèvres rouges, elle se retourne et elle scrute, elle se retourne et son regard s'arrête là, juste là, sur ma peau offert entre les feuilles.
“ sors de là, j'te vois. ”
ne pas bouger, toujours pas.
le front collé à l'écorce, devenir arbre, décider de ne plus être la gamine qui se cache mais la nature toute entière.
disparaître.
les secondes s'égrainent,
les secondes s'envolent dans le vent,
elles rejoignent l'eau,
le ciel,
le vide.
il est temps de
réapparaître.
la moue boudeuse
regard au sol.
comme une mioche qu'on aurait attrapée en train de voler des bonbons.
ne surtout pas la regarder mais s'approcher quand même,
un peu,
les joues rouges,
presque comme ses lèvres à elle,
la sirène.
"b'jour."
la moitié des lettres termine avalée,
quelque part entre mon cerveau, mes cordes vocales et mes lèvres qui s’entrouvrent à peine,
je sais jamais trop comment me comporter quand elle est si près de moi,
la sirène -
si je la regarde tout de suite,
je suis sûre que je m'évapore.

l'eau agitée,
les feuilles,
remuées.
avec ses yeux soulignés de noir, ses cheveux blonds brouillés sous la brise,
elle observe la jeune demoiselle.
l’intruse et ses longs cheveux bruns, son doux visage enfantin.
ses joues roses et ses yeux bas, sa mine boudeuse.
ses yeux pâles, humides, criblés d'étoiles.
des étincelles.
et puis lorsque qu'elle échappe un
“ b'jour ”
aura cesse de trembler.
elle ne s'inquiète plus, l'eau cesse de bouger.
après quelques secondes, elle remonte ses lèvres.
un sourire généreux, subtil mais sucré.
la blonde s'approche, se joint à la brune.
elles s'observent un moment,
une seconde,
un soupir.
puis lentement, à la dérive, comme les nénuphars verts,
elle brise le silence,
l'eau ondule.
“ qui es-tu ? ”
est-elle perdue ? seule ? abandonnée ?
est-elle, elle aussi, à la dérive ?
la douce demoiselle,
qui naquit des buissons.

elle s'approche,
elle,
la sirène,
elle s'approche,
démarche chaloupée,
le même balancier qui déraille un tout petit peu,
tempo humain au rythme de mon cœur,
peut-être,
(je délire),
je lève les yeux et elle est là et je ne m'évapore pas,
je ne m'évapore pas.
silence.
le monde autour vibre puisqu'elle me regarde,
elle,
la sirène.
“ qui es-tu ? ”
c'est comme une vague qu'elle lâche,
une vague qui vient lécher le bout de mes pieds
et qui se retire.
il reste dans l'air
comme un goût d'écume.
"personne."
je ne suis personne et toi tu es la sirène.
je tends la main vers ses lèvres,
rouges,
un peu tremblante,
comme si je m'approchais d'une flamme,
comme si j'allais me brûler.
le mouvement reste en suspens,
les doigts tendus,
sa bouche,
"tu es jolie."
c'est comme un aveu,
une confidence au vent,
elle est vraiment belle,
la sirène.

de loin,
on dirait deux primates.
ils se sont jamais vus,
ils se trouvent étranges.
deux anges.
une petite voix.
“ personne. ”
qui est-elle ?
si elle n'est pas ?
pourtant, elle est.
matérielle, vivante,
douce, toute belle, une hirondelle.
elle est étrange,
avec ses odeurs de rose, de terre,
d'eau.
“ tu es jolie. ”
aura, jolie ? bien plus que ça.
mais aura sourit, tout de même, la demoiselle aussi semble jolie.
l'est-elle ?
oui.
elle est.
“ toi aussi t'es jolie. ”
tout est plus calme, serein.
le coeur va moins vite,
l'eau n'ondule plus.
“ tu faisais quoi, cachée dans le bois ? ”
elle est jolie, oui.
mais pourquoi ?
pourquoi donc sourit la blonde ?
tant de questions.
trop.

la marque rouge s'étire sur le visage de la sirène,
elle sourit,
elle sourit rouge vif,
et c'est beau.
est-ce le rouge qui la rend si
vivante
immense
étoile ?
est-ce le rouge ou le sourire
ou elle,
est-ce qu'elle est comme ça, sans le rouge.
“ toi aussi t'es jolie. ”
frisson.
tu bluffes.
tu bluffes,
sirène,
j'suis pas jolie, moi.
mignonne,
tout au plus.
oui,
mignonne,
c'est qu'ils disent les gens, oh, comme tu as grandi, comme tu es mignonne,
comme à une enfant.
elle, elle est femme, et un jour, je voudrais être femme aussi.
(et si
mes lèvres
rouges
elles aussi
et si mes lèvres devenaient blessure presque sanglante, est-ce que moi aussi je serai belle, comme la sirène ?)
“ tu faisais quoi, cachée dans le bois ? ”
dans mon cerveau, ça tourne vite.
le mensonge ou la vérité, la vérité ou l'invention, je n'ai jamais su mentir, je ne sais pas faire, ça se voit trop, tout de suite.
la vérité.
"je t'ai vue. je t'ai vue, là. j'ai vu... le mouvement de tes hanches. et. j'en sais rien. comment tu fais pour marcher... comme ça ?"
mes mots s'emmêlent,
je suis certaine qu'elle va s'enfuir,
putain,
je baisse les yeux,
fixe mes pieds.
autour,
le bruit du vent,
l'odeur du ciel.

aura sourit toujours,
légèrement, subtilement.
elle veut pas trop l'effrayer,
l'hirondelle.
sans prévenir, elle rigole un peu.
elle est mignonne la demoiselle.
“ je t'ai vue. je t'ai vue, là. j'ai vu... le mouvement de tes hanches. et. j'en sais rien. comment tu fais pour marcher... comme ça ? ”
ses yeux sont grands,
luisants.
pleins d'admiration,
de peur.
aura aime bien être comme ça,
imposante, grandiose,
aux yeux des gens.
alors, tout en souriant,
elle lui glisse quelques mots;
au travers des dents.
du vent.
“ je mets un pied devant l'autre et je me laisse aller. ”
elle sait pas quoi répondre,
elle dit des mots pour taquiner,
un peu,
rien de méchant.
“ pourquoi donc ? t'es drôle, toi. ”
elle semble pas vilaine.
elle lui ressemble presque,
avec ses petites joues,
ses lèvres rosées.

et la sirène reprend,
d'une voix qui ferait s'échouer des bateaux et des bateaux,
d'une voix d'ailleurs,
d'une voix à charmer les marins,
tu sais,
mélodie mélancolique pour âme à la dérive.
elle se moque,
la sirène.
“ je mets un pied devant l'autre et je me laisse aller. pourquoi donc ? t'es drôle, toi. ”
mais moi je ne rigole pas,
moi je sais,
les hanches qui ondulent,
comme une promesse,
moi j'ai vu,
j'ai pas rêvé,
je crois.
je la regarde à nouveau
et
du pouce
j'effleure ses lèvres.
mon doigt ne brûle pas,
mon doigt est rouge,
juste rouge,
rouge rouge rouge.
"tu m'apprendras ?"
j'hésite,
une seconde,
"tu m'apprendras à être belle comme ça ?"
je voudrais bien retourner me cacher derrière mon arbre
ou sous l'eau
quelque part où plus jamais elle ne pourra voir
mes joues rouges
et mes gestes gauches.
j'essuie le carmin couleur lèvres sur le dos de ma main
- il ne me rendra jamais aussi belle,
jamais jamais jamais,
je le sais.

elle ne rit pas, l'hirondelle,
aucun sourire, aucune image.
mais elle est belle,
avec ses mèches brouillées,
sa mèche retroussée.
ses joues restent rouges,
roses,
teintées de sang,
tout comme les lèvres d'aura.
mais, c'est pas du sang sur sa bouche.
(qui sait ?)
et quand la demoiselle,
elle vient toucher les lèvres,
son pouce tendu,
pâle,
doux.
elle lèche le sang,
le rouge à doigts,
le rouge à lèvres,
du bout des doigts,
du bout des lèvres.
sa mèche retroussée.
“ tu m'apprendras ? ”
aura hésite, quelques instants.
sait-elle vraiment, l'intruse,
pourquoi le sang et les talons ?
sa mèche retroussée.
“ tu m'apprendras à être belle comme ça ? ”
jolie, maintenant belle.
c'est elle maintenant qui tend les doigts,
vers les cheveux de l'hirondelle.
sa mèche retroussée.
elle tombe.
“ une brindille dans tes cheveux. ”
sur le sol.
“ tu es déjà si douce, si belle... mais je t'apprendrai. ”
oui,
elle apprendra.

il y a ses doigts,
ses doigts fins,
qui s'approchent des cheveux emmêlés,
pas coiffés depuis des jours,
gorgés de soleil, de sommeil, d'iode et de blé, peut-être,
de sable, un peu, de lune et de nuage.
d'un geste minuscule,
elle fait retomber une mèche sur mon front,
“ une brindille dans tes cheveux. ”
la gamine négligée
face à face
avec la sirène aux lèvres carmin
comme c'est étrange
un peu hors du temps.
“ tu es déjà si douce, si belle... mais je t'apprendrai. ”
c'est une parenthèse,
et je frissonne,
tu bluffes, encore,
tu bluffes, toujours.
"je... merci..."
et j'hésite.
je ne connais ni son prénom,
ni son âge,
ni ses rêves
- et je ne sais comment lui demander.
"merci, sirène."
je souris, un instant, le temps d'un soupir.
"tu veux bien être une sirène ?"
mon coeur bat un peu plus fort,
j'ai trop peur d'entendre son rire, immense, qui se moque,
qui me fout au sol,
qui explose tout près de moi pour mieux m'assourdir.
son rire comme unique réponse.

“ je... merci... ”
sa voix est légère,
elle murmure,
elle chuchote.
elle hésite.
puis enfin,
“ merci, sirène. ”
sirène ?
celles dans l'eau,
avec les nénuphars ?
les petits matelots ?
“ tu veux bien être une sirène ? ”
aura ne sait pas trop,
la douce, de plus en plus étrange.
de plus en plus sucrée.
elle sourit, gentiment.
c'est comme un jeu,
et elle veut bien le jouer.
elle sera une sirène.
“ et si j'en suis déjà une,
tu veux bien être l'hirondelle ? ”
ses joues sont toujours roses,
un peu plus, peut-être.
aura l'aime bien,
la demoiselle.
une bouteille à la mer,
perdue dans les bois.

la sirène sourit,
elle ne rit pas,
elle ne se moque pas,
elle ne s'enfuit pas,
elle sourit.
“ et si j'en suis déjà une,
tu veux bien être l'hirondelle ? ”
une vieille comptine enfantine
me revient en mémoire.
l'hirondelle, c'est le printemps,
l'hirondelle, c'est le ciel immense,
l'évasion,
toujours,
et.
à tire d'ailes,
l'hirondelle va voir le monde,
les collines,
l'écume,
le monde tout petit,
vu d'en haut.
je regarde la sirène,
sans trembler,
je plante mon regard dans le sien,
et je ris.
si elle veut jouer,
jouons.
si elle veut jouer,
je serai l'hirondelle,
juste pour elle,
et elle m'apprendra à être belle,
et je ne lui dirai jamais comment voler.
"d'accord. je suis l'hirondelle."
et,
déjà,
je fais volte-face,
je m'en vais à travers les arbres,
les buissons,
le silence,
je disparais,
en courant,
légère comme l'hirondelle.

“ d'accord. je suis l'hirondelle. ”
elle prend ses ailes à son cou,
s'envolant,
touchant les roses,

les feuilles,

les arbres.

tout redevient silence.




aura reste muette.
elle ne parle pas.
elle se retourne,
un sourire sur les lèvres,
elle s'assoit,

et ses pieds touchent l'eau encore une fois,

avec la grâce d'une sirène.

(l'eau est douce, froide, elle glisse lentement autour du quai, des pieds.
aura est là, seule, les yeux fermés, assise sur les planches abîmées.
elle rêve aux étoiles, au soleil, aux innombrables merveilles célestes.
un léger vent vient frapper ses cheveux, ses vêtements.
ils ondulent, et l'eau ondule.)


elle lève le nez,
vers les nuages.

un oiseau passe,
haut, très haut.
sous le soleil,


une merveille.


une hirondelle.